10 novembre 2023
Aujourd’hui musiques à Perpignan, la création sans frontières

Depuis plus de trente ans, le Festival Aujourd’hui musiques n’a eu de cesse de promouvoir la création contemporaine au-delà des clivages, de répertoires, et donc aussi des publics. Si l’édition 2023, la première depuis l’arrivée de Jackie Surjus à la tête du Théâtre de l’Archipel, où elle programmait déjà le festival depuis de l’ouverture du bâtiment dessiné par Jean Nouvel, essaime tant en termes de formes que de lieux sur l’ensemble du territoire de Perpignan, le cœur musical du rendez-vous se confirme pendant le week-end de clôture. 

Dans l’esprit d’un festival qui explore l’expérience sonore, le minimalisme américain et ses effets hypnotiques constitue un corpus de prédilection. Une semaine après l’iconique Music for 18 musicians de Reich  avec Rémi Durupt et l’Ensemble Links, la grande salle du Grenat accueille, vendredi 17 novembre, Vanessa Wagner et Wilhem Latchoumia dans une reprise de leur album This is America, sorti chez La Dolce Volta en 2021. Le quatre mains à deux pianos s’ouvre sur l’extatique Ellis Island de Meredith Monk, nimbé de ouate onirique, avec laquelle contraste la monochromie expressive des Four movements for two pianos de Glass. A la vitalité des superpositions rythmiques de Hallelujah Junction d’Adams répond l’ivresse encore plus franche des Danses symphoniques que Bernstein avait tirées de sa légendaire comédie musicale West Side Story, dont la transcription de John Musto souligne la vigueur percussive, sans pour autant oublier le voile de tendresse sentimentale et d’espoir qui affleure au détour d’un thème comme celui de Somewhere. La complicité du duo se confirme dans un premier bis, Piano Phase de Reich, dont les répétitions et micro-décalages jouent avec les illusions de la perception, et un second, à quatre mains sur un seul clavier, un Morceau en forme de poire de Satie délicieux de douce excentricité. 

Une clôture oecuménique 

La soirée de clôture, le dimanche 19, dans la même salle du Grenat, pleine, rappelle que la musique pure n’effraie pas la diversité des publics, pour peu qu’on lui raconte une histoire. Si celle que présente Joël Suhubiette et son ensemble Les Eléments – en résidence en Occitanie depuis leurs débuts – affirme quelques parentés avec le voyage dans lequel Simon Pierre Bestion et sa compagnie La Tempête avait emmené les spectateurs de Perpignan à la fin du Festival de musique sacrée au printemps, elle se concentre sur la tradition occidentale, d’hier et d’aujourd’hui, mettant ainsi en regard les harmonies médiévales et baroques avec la création contemporaine – sans renoncer à l’oecuménisme des écritures et des langues. Le Barekhu et Kaddish de Salomone Rossi, contemporain de Monteverdi, donne le ton avec une ouverture aux chromatismes hébraïques. Avec une ponctuation par une polyphonie latine de la Renaissance, de Tomas Luis de Victoria, O vos omnes, les deux extraits, pour 18 voix a capella de Lumine Clarescet d’Antonio Chagas Rosa et les deux pages de Zad Moultaka, Mèn èntè, en arabe, pour 5 voix d’hommes, et Then Thèlo, en grec ancien, prolongent cette immersion dans la réinvention, au début du troisième millénaire, des traditions vocales du bassin méditerranéen. 

Les Trois fragments des bacchantes que Alexandros Markeas avait écrits pour 16 voix solistes sur des textes d’Euripide en 2009, constitue sans doute l’un des points d’orgue du concert, en une irrésistible condensation théâtrale à partir de mélismes et d’onomatopées. Après un passage du Llibre vermell de Monserrat du XIVème siècle, Joan Magrané Figuera consacre cette séquence catalan avec l’Encis, évocation du Canigou où les sons et les notes redessinent un paysage imaginaire. La fin de la traversée prend la direction de la passion christique, partant de l’âge baroque avec un Répons des ténèbres du samedi saint de Gesualdo et le Cruxifixus de Lotti, et s’achevant au temps présent par la ferveur décantée de Lama sabaqtani de Zad Moultaka, pièce en araméen inspirée par les Sept dernières paroles du Christ en croix, magnifiée par la musicalité ciselée, carte de visite des pupitres occitans. 

Des propositions pour tous 

L’ouverture d’Aujourd’hui musiques s’affirme aussi dans les concerts d’accueil dans la verrière, ouverts à tous – le vendredi 17, le trio Spin, issu du Conservatoire de Perpignan, penche vers la pulsation électro avec guitare, basse et batterie, tandis que le samedi et dimanche, deux enseignants de l’établissement, la violoncelliste Mélody Giot et la pianiste Emilie Carcy distillent une ambiance planante avec Glass et Pärt. Dans une univers assez typique de la science-fiction qui hybride le primitif et la dystopie futuriste, Chutes de Franck Vigroux invite à une épopée visuelle et électroacoustique marquée par quelques beaux tableaux, à l’exemple des brumes lunaires augurales ou de la pluie numérique en clôture. Mais l’intention métaphysique de la rencontre entre la technique et le préhistorique – l’intervention du yéti silencieux peut laisser perplexe – ne dépasse guère une illustration peut-être moins marquante que le niveau acoustique. En revanche, on retiendra la remarquable qualité de l’immersion visuelle de l’installation Dernière minute conçue par Adrien M et Claire B pour le Studio. Sur un tapis sonore, la recréation du flux des éléments en noir et blanc numérique se révèle saisissante. Assis ou allongé sur le sol, les vagues et les embruns nous plongent au cœur de la quintessence de la sensation – et de ses formes mentales que la philosophie tente d’appréhender intellectuellement. Quant à la Tente de chantier de Gwen Rougier, sur le parvis du théâtre le dimanche, elle propose une enthousiasmante expérience de co-création avec la pianiste, à partir d’un protocole d’interaction instrumentale que celle-ci a défini, qui initie une relation inédite entre l’artiste et le public. Rendre accessibles à tous de nouveaux horizons, telle est bien la marque de fabrique que, plus nécessaire que jamais, défend Aujourd’hui musiques.

 

Par Gilles Charlassier

 

Festival Aujourd’hui musiques, du 9 au 19 novembre 2023, week-end de clôture du 17 au 19 novembre 2023.

 

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