7 novembre 2014
Anvers offre sa version de la Khovantchina

KHOVANSJTSJINA
Entendre une œuvre du répertoire comme si on la redécouvrait pour la première fois n’est pas si fréquent que cela. L’Opéra des Flandres y parvient pourtant avec La Khovantchina de Moussorgski en ce mois de novembre. S’il est loin d’être l’opéra russe le plus connu, il retrouve depuis une décennie les faveurs des théâtres lyriques,  Paris l’avait ainsi redonné la saison dernière dans une mise en scène d’Andrei Serban restée plus de dix ans au placard, sous la baguette de Mikhail Jurowski. A Anvers, c’est son fils cadet, directeur musical de la maison flamande, qui donne une lecture complètement différente de celle que les parisiens ont pu écouter.

Une fresque à parfum d’intimité

De cette vaste et sombre fresque librement inspirée d’un épisode de l’histoire de la Russie – sanglante révolte des « anciens », partisans de l’ordre féodal, contre la modernisation occidentale voulue par Pierre le Grand – le chef russe ne se contente pas de mettre en valeur les chœurs et la dimension collective du drame, mais aussi les détails plus intimistes d’une orchestration moins primitive que ne le veut une certaine réputation. La partition ménage de belles interventions solistes, et l’envoûtant exotisme des danses du quatrième acte rappelle l’empreinte de Shéhérazade, parmi d’autres pages de Rimski-Korsakov. Une telle interprétation, soucieuse de caractérisation et de clarté, tire parti des dimensions de l’Opéra d’Anvers, moins vastes que des grands vaisseaux comme la Bastille, et souligne l’humanité des protagonistes.

L’esprit plutôt que la lettre de l’Histoire

La mise en scène de David Alden, que l’on peut bien qualifier d’iconoclaste, constitue un support de choix. Plutôt qu’une reconstitution du contexte, elle préfère mettre l’accent sur les personnages, libérant ainsi l’intrigue du statisme où on peut parfois la graver. Cette dynamique n’est sans doute pas étrangère au gain d’intelligibilité, même pour le spectateur non néerlandophone, perdu parfois dans les surtitres des longs monologues et dialogues. Moderne sans sombrer dans le commentaire servile de l’actualité, quand bien même la Russie d’aujourd’hui et celle de Pierre Ier entretiennent de troublantes similitudes, la scénographie module habilement les espaces –  grands tableaux de foule, pièges qui se referment, scènes plus intimes. Que les Strelsy aient des allures de brutes mercenaires à rangers et matricule ne maltraite pas tant que cela la vérité historique, et le rouge et vert fluo de leur costume n’est pas si éloigné des codes originels. L’ensemble est rythmé par les lumières d’Adam Silverman, jusque dans le feu de l’immolation finale, tandis que les aiguilles d’un cadran aussi aveugle que l’éternel destin de la Russie dessinent la course de l’Histoire.

Excellence vocale

Côté voix, c’est presque un sans faute slave, sinon russe. Ante Jerkunica offre un Ivan Khovanski de belle allure, à la voix de basse chantante murie et à forte présence. Son fils, Andrei, se distingue par sa vigueur avec Dmitry Golovnin, tandis que Vsevolod Grivnov affirme un remarquable Golitsyn. On n’a pas perdu au change avec Julia Gertseva – en lieu et place d’Elena Manistina initialement prévue pour cette première : du rôle écrasant de Marfa, elle livre une incarnation sensible à peine mise à l’épreuve par l’endurance, et une puissante scène de divination au deuxième acte. Dans la lignée de ce spectacle intelligent, Oleg Kryjak épargne à Sjaklovity toute caricature, et fait de ce noble traditionnaliste un émouvant jalon narratif. On appréciera aussi le puissant Dosifei d’Alexey Tikhomirov, la touchante Emma d’Aylin Sezer, le scribe de Michael J Scott et le Kuzka d’Adam Smith, hauts en voix, voire en insolence, ou encore la Susanna de Liene Kinca. Mais l’on ne saurait évidemment oublier les chœurs de l’Opéra des Flandres, impressionnants et d’une cohérence sans faille, admirablement préparés par Jan Schweiger, qui transcendent leur effectif relativement modeste – soixante six quand les grandes scènes comme Paris en proposent deux cents. Avec cette Khovantchina qui met la tradition russe à l’heure d’aujourd’hui, Anvers et Gand donnent une bonne occasion de s’évader de la grisaille de la scène lyrique parisienne.

Par Gilles Charlassier

La Khovantchina, Opéra d’Anvers, du 31 octobre au 8 novembre 2014 et du 26 novembre au 2 décembre 2014 à Gand

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