19 mars 2014
Alceste, en mémoire de Gerard Mortier

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Drapeau en berne, grand portrait dans le hall en guise d’épitaphe, le Teatro Real est en deuil ce dimanche 9 mars. Debout, la salle observe une minute de silence avant le début d’une représentation dédiée à sa mémoire. Gerard Mortier vient de nous quitter, victime d’un cancer du pancréas foudroyant alors que la maison madrilène programme une production d’Alceste confiée à Krzysztof Warlikowski, metteur en scène qu’il avait révélé au public de l’Opéra de Paris, avec un autre opéra de Gluck, Iphigénie en Tauride. Le hasard des circonstances  fait que l’opus du compositeur allemand présenté en ce moment décrit le sacrifice de la reine pour son époux Admète voué à la mort par les dieux. Autant dire que les pleurs de la patrie grecque entraient en résonnance particulière avec l’émoi suscité par la disparition d’un des plus charismatiques directeurs d’opéra de notre époque.

Actualité du mythe d’Alceste

La tragédie d’Euripide revêt ici une dimension contemporaine, avec, en ouverture de soirée, une interview filmée de la souveraine où elle évoque les difficultés de son mariage et la crise monarchique – entretenant de vagues réminiscences quant à la situation espagnole ou britannique. La cérémonie funèbre joue ainsi sur les codes de la représentation sociale, et le culte d’Apollon se christianise sensiblement. La première partie se conclut sur l’emportement d’Admète contre son père qui refuse de mourir pour lui laisser la place – dans le mythe, Alceste accepte un sacrifice auquel ses beaux-parents n’ont pas voulu se soumettre. Au troisième acte, l’enfer prend les allures d’une vaste morgue où errent des malades atteints de Parkinson, et Hercule brasse l’épée comme l’air pour conjurer la colère divine. Si, comme toujours, Malgorzata Szczesniak se révèle habile scénographe, et l’évocation en noir et blanc de ses proches imaginé par Alceste au seuil de la mort s’avère très émouvante,  une telle superposition du politique et du mythique aux confins d’un certain réalisme complique sensiblement une fable à portée existentielle, qui ne se distingue pas, il faut l’admettre, par son génie théâtral – sa force originale réside ailleurs que dans la vraisemblance où veut, non sans talent néanmoins, la plonger Warlikowski.

L’émotion de l’hommage

Sans doute galvanisés par l’émotion, les interprètes de cette matinée de dimanche donnent le meilleur d’eux-mêmes, à commencer par Paul Groves, qui avait déjà chanté le rôle d’Admète au Châtelet il y a une quinzaine d’années dans une mise en scène de Robert Wilson. Même si la voix a pris quelques rides, son incarnation et sa diction soignée en font un souverain inégalable jusque dans ses blessures – bien plus convaincant que la performance de Tom Randle la veille, vaillant ténor qui avait été applaudi dans Brokeback Mountain. Alceste d’une indiscutable présence, Angela Denoke pâtit d’une écriture vocale très tendue qui limite la clarté de son élocution – reproche que l’on fera également à Sofia Soloviy. Il n’est pas jusqu’à Williard White qui ne dépasse l’audible fatigue du samedi pour livrer ce dimanche un prêtre solide et une voix sous son meilleur jour. Des seconds rôles, qui pour la plupart privilégient l’affect à l’intelligibilité, on retiendra surtout Thomas Oliemans, Hercule vigoureux au fait du style gluckiste. Enfin, Ivor Bolton, directeur musical récemment appointé, s’emploie à alléger les textures de l’orchestre du Teatro Real. Les tempi allants évitent un peu trop ostensiblement de s’appesantir et ne remplacent pas des instrumentistes habitués au répertoire classique. Mais à l’aune d’un hommage légitime, on en oublierait presque de telles réserves, et l’ensemble des musiciens de l’orchestre rejoint sur scène chanteurs, danseurs et figurants pour des saluts émouvants à l’adresse de Gérard Mortier.
Gilles Charlassier
Alceste, Teatro Real, mars 2014

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