
Pour l’ouverture de sa première saison à l’Opéra de Lille, Barbara Eckle réunit l’ensemble des forces musicales de la métropole au service de la résurrection en France de L’Ecume des jours de Denisov, quarante ans après sa création à l’Opéra Comique, dont le succès avait été le point de départ de reprises qui n’étaient cependant pas repassées par l’Hexagone. L’ouvrage adapte le célèbre roman homonyme de Boris Vian, en transposant dans la musique l’éclectisme de la fantaisie du conte, avec une variété stylistique mêlant motifs de jazz, souvenirs de choeurs liturgiques et thèmes du grand répertoire lyrique, à l’exemple de la citation du Tristan et Isolde de Wagner. C’est d’ailleurs dans la facture orchestrale, mise en avant en particulier dans les intermezzos qui relient chacun des tableaux, que la partition a gardé le plus d’intérêt. A la tête de l’Orchestre national de Lille, Bassem Akiki en révèle les ressources avec autant de précision que d’intelligence expressive, et fait de cette palette l’une des colonnes vertébrales du spectacle.
L’écriture vocale n’a pas conservé la même fraîcheur, et ses mélismes parfois sommaires sacrifient à un académisme d’avant-garde qui, déjà dans les années 80, pouvait sonner daté. Réalisé par le compositeur lui-même, le livret puise dans la prose du romancier, qui n’est pas sans écueil pour des chanteurs allophones. L’accent de Josefin Feiler, incarnant Chloé et le Chat, heurte plus d’une fois le naturel de la diction, sans pouvoir attendre une compensation suffisante dans la sensibilité à fleur de peau. Plus à l’aise avec le français, Katia Ledoux met en avant la bienveillance d’Alise. Les élans du Colin campé par Cameron Becker prennent une tonalité anglo-saxonne que n’aurait peut-être pas boudé le Saint-Germain des Prés d’après-guerre. Elmar Gilbertsson affirme un certain caractère en Chick, face au Nicolas non dénué de faconde d’Edwin Crossley-Mercer. Natasha Te Rupe Wilson ne démérite aucunement en Isis, aux côtés des parodies religieuses confiées à Robin Neck, Prêtre, mais aussi Sénéchal et Pégase, et Maurel Endong, directeur de la fabrique qui se distingue surtout en Jésus quasi bodybuildé et paillettes. Matthieu Lécroart démontre un métier accompli en Coriolan et Professeur Mangemanche. Préparé par Virginie Déjos, le Choeur de l’Opéra de Lille ne néglige pas ses interventions et du Jeune Choeur des Hauts-de-France s’extraient deux solistes incarnant, en alternance la fillette. Mentionnons encore les répliques de deux comédiens, Malgorzata Gorol qui endosse le pelage de la Souris, et Rémy Berthier, le Pharmacien, qui réalise également des effets magiques.
Une relecture contemporaine
En enchâssant l’histoire d’amour entre Chloé et Colin comme un souvenir de la jeune femme, dont le teint blême trahit sans doute un cancer déjà très avancé, et que sa compagne épaule, Anna Smolar élargit les perspectives dramaturgiques de cette narration onirique, non sans souligner une part de tragique détournée dans le roman. Sous les lumières de Felice Ross, le décor d’intérieur dessiné par Anna Met, dupliqué, en partie, dans la vidéo de Natan Berkowicz, mêle habilement l’intime et la fantaisie, la banalité du quotidien et les extravagances, comme dans les costumes conçus par Julia Kornacka. L’amour libre célébré par Vian est revisité à l’heure inclusive, dans un renversement supplémentaire des schémas traditionnels. Les chorégraphies de Pawel Sakowicz apportent une touche de légèreté supplémentaire à un spectacle qui prend parfois un peu trop le parti de la gravité.
La saison de l’Opéra de Lille se poursuit avec un temps fort Constellation d’hiver qui invitera sur scène, en partenariat avec l’Opéra des Flandres en février, L’Affaire Makropoulos, l’histoire extraordinaire d’Emma Marty contée par la musique hautement expressive de Janacek. Lille fait le pari des chefs-d’oeuvre parfois négligés.
Par Gilles Charlassier
L’Ecume des jours, Opéra de Lille, du 5 au 15 novembre 2025












