10 février 2025
Danse contemporaine et bel canto à l’Opéra des Flandres

En abolissant, il y a deux ans, la hiérarchie du ballet classique au sein de la compagnie, le Ballet de l’Opéra des Flandres revient à ses racines égalitaires défendues en 1969 par sa fondatrice, Jeanne Brabants. C’est cette même dynamique de démocratie artistique qui est défendue par le programme Chorelab, où les danseurs proposent leurs propres créations chorégraphiques, souvent conçues collectivement avec ceux et celles qui les interprètent. L’édition de cet automne 2025 réunit quatre de leurs créations, ainsi qu’une cinquième, imaginée par Ana Maria Lucaciu, répétitrice en chef de la compagnie belge.

Solo d’Alison McGuire, Hadal Zone se présente comme une chrysalide gestuelle sous un voile blanc qui se meut sur les pulsations de Lukas Hellings. Le corps de la danseuse finit par s’affranchir de sa gaine de tissu, mais pas vraiment de la dimension un peu conceptuelle de la performance – même si l’on peut applaudir la souplesse des torsions sous les lumières tamisées par Caroline Mathieu.

La deuxième pièce, And I’ll bring you flowers de Charles Antoni croise l’écriture chorégraphique avec un travail de mise en scène articulé autour de duos expressifs, où la lutte se mêlent à des élans de tendresse, dans un registre qui n’est pas sans rappeler l’ambivalence de Mats Ek. La trame musicale élaborée par Roeland Luyten s’inspire entre autres du Prélude de Lohengrin de Wagner, qui, égrené au piano, réinvente dans une forme de minimalisme le halo mystique des harmonies. La juxtaposition des situations dansées prend une certaine cohérence grâce à la construction sonore.

Dans Figures in Flight, Shane Urton s’appuie sur la célèbre mélodie du Beau Danube bleu de Strauss pour développer une dialectique entre l’envol et la gravité, suivant un parallèle métaphorique entre les corps dansants et les ailes d’un avion. L’ajout de textes de Barbara Revalk et de la chorégraphe accentue le souvenir de Trisha Brown dans ces mouvements comme en apesanteur. Les manipulations musicales et la narration gestuelle convergent vers une esthétique de collage, qui séduit par sa poésie au carrefour du jeu et du sérieux.

La quatrième création, .zéro, de Louiza Avraam a l’allure d’une étude sur la quintessence du mouvement, sous les lumières épurées de Caroline Mathieu et sur le canevas sonore de Marc Strobel. Les duos et ensembles participent d’une beauté intemporelle, non dénuée, sans doute, d’un relatif classicisme. C’est peut-être moins expérimental que les trois précédentes propositions, mais, avec un résultat tout à fait abouti, cette pièce est celle qui peut le mieux s’inscrire sans peine au répertoire.

Quant à la dernière, What you are about to see, que Ana Maria Lucaciu a élaboré sur des compositions de Dave Brubeck, T.M. Rives et Hoagy Carmichael, elle dégage une énergie irrésistible qui fait penser, par ses accents de parodie et d’humour décalé, à la dynamique de Jerome Robbins dans The Concert. Témoignant d’une véritable maîtrise dans la mise en place, c’est une réjouissante conclusion à cette soirée dédiée aux nouveaux talents de la chorégraphie, dans un cadre fécond au sein même du Ballet de l’Opéra des Flandres.

Créations chorégraphiques et intense Lucia de Vuvu Mpofu

En parallèle à ce programme de danse, l’institution belge met à l’affiche Lucia di Lamermoor de Donizetti en version de concert, sous la baguette d’un des chefs reconnus dans le bel canto, Andriy Yurkevych, qui a plusieurs fois accompagné Edita Gruberova. Le chef ukrainien impulse un dramatisme romantique, présent sans être inutilement appuyé, et toujours soucieux de la fluidité théâtrale, et surtout du soutien aux chanteurs.

Dans le rôle-titre, Vuvu Mpofu affirme une évidente virtuosité galbée dans un timbre généreux. La coloration vocale n’interfère cependant jamais sur la netteté de la ligne. La fragilité du personnage atteint un premier climax à la fin du premier acte, lorsqu’elle est accusée de trahison par Edgardo, et son acmé dans une scène de la folie qui retient le souffle du public, où beauté et sentiment expressif rivalisent d’accomplissement.

Vincenzo Neri impose un Enrico implacable, jusqu’au seuil du trépas de sa sœur, avec un baryton robuste et une indéniable plénitude du chant. Rival d’Ashton et amant de Lucia, Edgardo palpite de passion avec César Cortès, ténor lumineux qui n’oublie pas de faire vibrer le sentiment, sans verser pour autant dans quelque exhibitionniste que ce soit. Un peu plus monochrome, mais tout aussi efficace, Sam Carl fait résonner l’autorité ecclésiale de Raimondo, impuissante devant la tragédie. Membre du Jeune Ensemble de l’Opéra des Flandres, Emanuel Tomljenovic incarne un frémissant Arturo, moins pâle que de coutume, et Jessica Stakenburg assume les tentatives de consolation prodiguées par Alisa. S’acquittant des répliques de Normanno, Kwanhee Park se détache des choeurs préparés par Jan Schweiger. Une Lucia di Lamermoor qui défend fièrement la vigueur du belcanto de Donizetti.

 Par Gilles Charlassier

Chorelab et Lucia di Lamermoor, Opéra des Flandres, Anvers et Gand, novembre 2025

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