1 novembre 2011
The Tuniser- Un automne qui commence mal?

Dans les studios de Nessma TV- la  télé du Grand Maghreb – qui a eu l’audace de porter atteinte au sacré en diffusant « Persépolis», l’ambiance n’est vraiment pas à la fête. Au lendemain, des élections, cela ne se voit pas à l’antenne mais derrière les caméras et dans la régie située dans la banlieue de Tunis, les visages sont tendus. La gueule de bois ne date pas du 23 octobre, jour de la victoire des islamistes d’Ennahada. Elle remonte à la diffusion en dialecte arabe tunisien du film franco-iranien qui a déclenché la fureur des intégristes, quelques jours avant le scrutin. Le 9 octobre, le siège tunisois de la chaîne a été attaqué par un groupe de salafistes. Le 14 octobre, d’autres intégristes musulmans ont saccagé la maison de Nabil Karoui, le président de Nessma TV. « J’ai eu l’impression que ma famille et tous les gens qui travaillaient pour moi, on était comme des coptes en Egypte, lâche le fondateur de la chaîne.  Il n’y a pas eu de morts -Dieu merci-, la police a fait un boulot incroyable, on a eu de la chance, comme si l’on bénéficiait d’une protection divine. Moi je suis musulman. Quand mon père va dans une mosquée et qu’il entend les gens me maudire, et dire qu’il faut me crever les yeux et me couper la langue avant de me tuer, il y a de quoi être secoué… »

Pour cet ancien publicitaire qui a aussi diffusé en Tunisie la Star Academy dans sa version maghrébine, sous la Présidence Ben Ali, l’affaire de Persépolis marque un tournant brutal. « C’est la fin de la liberté d’expression ! » Exagéré, sans doute. Mais ce fut un véritable coup de massue aggravé par le résultat du premier scrutin de l’après révolution. Nabil Karoui a du présenter des excuses. Pas encourageant pour l’avenir, au cœur du « laboratoire de la démocratie » dans le monde arabe.

Retour en arrière, déjà ? Amorce d’un virage à l’iranienne, d’un retour de la charia comme cela a été annoncé en Libye ? Ou en réalité, rappel de la nature profonde de la Tunisie, terre d’Islam, où 90% des habitants sont musulmans ? N’est-ce pas aussi la traduction de la grande transition en cours, à l’échelle du monde, qui voit l’Occident perdre son monopole sur les affaires de la planète ? « C’est une renaissance spirituelle, pas uniquement phénomène politique, assure d’ailleurs l’un des élus d’Ennahada, Abou Yareb Marzouki. On semble redécouvrir que le pays est musulman,  » mais le succès des islamistes n’est pas, selon lui, le résultat des printemps arabes car « ils rassemblaient déjà près de 20% des voix dans les années 80 ». « Le résultat du vote a été un choc pour dix millions de Tunisiens, réplique Nabil Karoui, de Nessma TV. Parce que ceux qui ont gagné, même dans leurs rêves les plus fous, ne pensaient pas qu’ils allaient vers une victoire aussi écrasante. Donc en fin de compte, c’est vrai, ça a été un choc pour tout le monde ». Et il prévient : « Aujourd’hui il va falloir qu’on change un peu notre langage, notre manière de voir : on est un pays qui a voté. La Tunisie et l’exception tunisienne n’existent plus ».

Le modèle turc

Sans doute, la Tunisie va-t’elle profondément changer. Le débat sur l’intégrisme fait rage dans le pays, et la bataille sera rude. Il suffit de lire les journaux locaux pour s’en rendre compte. Ils ne cessent d’attaquer ceux qui s’alarment et s’inquiètent des dérives intégristes annoncées: « Certains commentateurs français sont écœurants. Ils font des analyses sauvages, comme d’autres font de la psychanalyse sauvage ».
A les entendre, la Tunisie d’octobre 2011 serait « l’Iran des ayatollahs de janvier 1979, ou Kaboul investi par les talibans » , s’insurge le quotidien « La Presse ». Un éditorialiste prévient : « Les tunisiens n’accepteront plus aucun despotisme, aseptisé, théocratique ou populiste. A ceux des commentateurs, spécialement français, qui ne le voient pas ainsi, je suis tenté de rappeler Marat, chantre de la Révolution française : « Nous venons enfin d’aborder dans l’île de la liberté et nous avons brûlé le vaisseau qui nous y a conduits. Nous y sommes, nous y restons ».

En attendant, le parti Ennahda s’installe et veut former un gouvernement de coalition d’ici quelques semaines. Le parti islamiste a très vite présenté la candidature de son numéro 2, Hamadi Jebali, au poste de premier ministre. Une formalité. Rached Gannouchi, le numéro 1 est désormais appelé le Cheikh, « le savant ». Le leader islamiste a passé 22 ans en exil à Londres, aujourd’hui, il cherche à nouer des alliances pour gérer la grave crise économique que traverse le pays. Le « sage » se veut rassurant et se réclame du « modèle turc », celui d’un mariage entre islam et modernité, qu’incarnerait l’AKP du Premier Ministre Erdogan. « La Tunisie naît aujourd’hui, le printemps arabe naît aujourd’hui», a-t-il déclaré après avoir voté, accompagné de sa femme et de leur fille, toutes deux voilées. Mais en sortant du bureau de vote, Rachid Ghannouchi a été hué par des dizaines de personnes aux cris de
« Dégage ! » et «Tu es un terroriste et un assassin ! Rentres à Londres !» Ambiance. « Il n’y a pas de modèle en vérité, remarque le politologue Fares Mabrouk. On ne sait pas à quoi cela rassemblera la démocratie arabe, on est en train de tester un modèle en Tunisie. »

Sami Dhraif, jeune employé de la capitale, s’enflamme contre le double langage des leaders d’Ennahada, tout en les mettant en garde : « Les islamistes vont changer la loi, mais, j’en suis certain, les jeunes ne se laisseront pas manipuler, ils feront une autre révolution ! » Un tunisien de 28 ans, Fatmi, joue les bravache : « On n’a peur de rien ! Nos islamistes sont différents ! S’ils font des bêtises, on leur dira à nouveau « Dégage ! » On a gardé nos cartouches ! » Mais les musulmans modérés des classes moyennes expriment clairement leurs inquiétudes : « L’angoisse aujourd’hui, c’est que nous nous n’avons pas de culture d’alternance, explique Nabil Karoui. Tous ceux qui sont assis sur le trône, sont restés un minimum de 23 ou 24 ans. Est-ce que ceux qui arrivent vont rester 23 ans ? Ou n’est-ce qu’une péripétie dans la vie de la Tunisie démocratique. J’espère que les nouveaux dirigeants vont faire en sorte que ce stress ou cette terreur, cessent pour qu’on puisse vivre dans notre pays : je n’ai pas du tout l’intention de vider les lieux ou d’aller faire un journal ou une télé d’opposition à l’étranger !».

Ne pas dépasser la ligne rouge

« La Tunisie n’est pas l’Iran, nous ne sommes pas en 1979, mais bien en 2011 », se rassurent les politologues avertis interrogés dans les débats à la télévision. Cela ne convainc pas la cinéaste Nadia El Fani dont le film « Laïcité Inch Allah !  » a été interdit à Tunis, et qui redoute le pire : « Nous sommes une terre d’Islam, certes, mais nous sommes aussi la Tunisie, pas la Libye ou l’Arabie Saoudite ! Ce sont les valeurs universelles qui nous sauvent, pas les valeurs musulmanes ». Pour elle, la « moralisation de la société est en marche ». Inquiète aussi Souhayr Belhassen, la Présidente tunisienne de la Fédération Internationale des droits de l’Homme, qui fixe la « ligne rouge » à ne pas dépasser, le fameux code du statut personnel qui garantit leurs droits aux tunisiens et surtout aux femmes. « Si l‘on y touche… » Des arguments balayés par le bon peuple de Tunis et surtout dans les régions défavorisées. « Avec Ennahada, il n’y aura pas de voleurs, les autres partis on n’a pas confiance ! », entend on dans les rues de Tunis. « Ben Ali et sa famille n’ont pas laissé un dinar pour les pauvres ! C’est fini ! Tu es libre maintenant ! Tu veux boire, c’est ok, et la mosquée si tu veux, c’est ok ! Normal ! », résume Walid un conducteur de tram. Pas si simple, en réalité.
A court terme, les vainqueurs du 23 octobre joueront l’apaisement et l’union nationale. Mais dans cinq ans, lorsqu’ils auront gagné toutes les prochaines élections…?

L’Assemblée Constituante est élue pour un an. Viendra la Présidentielle puis les législatives. Autant d’échéances pour prendre le pouls de la Tunisie démocratique. En 2011, le pays a réussi sa première épreuve électorale.
Dans un café internet de Tunis résonne la musique du rappeur Balti. Il chante le déchirement de la jeune génération, tiraillée entre l’Islam et l’Occident, «entre les prières, la mosquée, et les filles et l’alcool » : Balti reflète ce dilemme de la Tunisie d’après la dictature, celle de la révolution du 14 janvier, une Tunisie hésitante mais libre.

par Ulysse Gosset

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