28 décembre 2011
L’ambassadeur est une femme

S’il existe une aristocratie américaine, Susan Mary en est. Son ancêtre John Jay, l’un des Pères Fondateurs, négocia le traité d’Indépendance de 1783. Son grand-père et son père étaient diplomates. La seule carrière ouverte à une jeune fille née en 1918 étant le mariage, elle épousa Bill Patten, un gentleman de Boston, qu’elle fit nommer à l’ambassade américaine à Paris où ils arrivèrent début 1945. Elle avait vingt-six ans.
Dans une France encore sous le choc de la guerre et de l’épuration, le parti communiste dominait, le gaullisme naissait, la vie intellectuelle reprenait avec éclat. Susan Mary apprit la langue, s’intéressa à tout. Elle commençait à réaliser son rêve : prendre l’Histoire en marche.
Si elle était ambitieuse intellectuellement, personnellement, elle était sage. Puis elle fit un faux pas. Elle rencontra l’ambassadeur d’Angleterre, Duff Cooper, célèbre pour avoir quitté le gouvernement Chamberlain au moment des accords de Münich. Il était marié à une beauté originale, sincèrement et infidèlement marié. Arrivé à Paris en septembre 1944, il s’était donné pour objectif de conclure un traité d’alliance entre les deux Etats et de rencontrer le plus de femmes possible. Louise de Vilmorin, entre autres, devint sa maîtresse. Susan Mary en tomba amoureuse.
La jeune Américaine n’était pas préparée à la passion. Elle avait des principes. Pourtant elle fit des folies. Elle eut un enfant de son amant. Ils s’écrivaient. Sa fécondité épistolaire l’étonnait elle-même. Elle disait à Duff : « Je n’avais jamais écrit de lettres d’amour – in America we always telephone, writing is a foreign art, much mistrusted ».
La liaison avec Duff et l’amitié avec Diana eurent des avantages annexes. Dans leur salon vert, les Cooper recevaient des artistes et des écrivains, Cocteau, Christian Bérard, Francis Poulenc, Nancy Mitford, Evelyn Waugh, des politiques et des intellectuels, Churchill, Raymond Aron, Robert Schuman. Mais Susan Mary ne se contenta pas de la satisfaction que procure la mondanité. Elle se mit à chroniquer la vie parisienne dans des lettres qu’elle publierait par la suite, ce qui fait d’elle une version, moins professionnelle, de la célèbre journaliste Janet Flanner. De plus, elle se donna un objectif, presque une cause : faire que les Américains comprennent mieux la France et vice-versa. Elle expliquait donc au général Marshall que la France n’est pas toujours en grève et aux Français que toute la classe politique américaine ne soutenait pas la chasse aux sorcières du sénateur McCarthy. Jusqu’au bout, elle se voulut un  passeur entre deux cultures.
Duff Cooper ne fut pas le seul, même s’il resta l’unique. Après sa mort, Susan Mary rencontra un autre ambassadeur. En mars 1960, Bill Patten mourut. Susan Mary revint dans son pays où l’attirait Joe Alsop, l’un des éditorialistes les plus influents des Etats-Unis, très intelligent, très difficile, et homosexuel. Il était un proche ami du président Kennedy. Joe força Susan Mary à l’épouser en lui promettant la lune et la Maison Blanche.
Ce furent alors des années exceptionnelles. Toute une élite qui s’était engagée dans la guerre froide avec la conviction d’être toujours du côté de la liberté et du Bien – innocence qui prendrait fin avec la guerre du Vietnam – se mit au service du jeune président. Susan Mary devint l’une des grandes hôtesses de Washington. Kennedy l’aimait bien et Jackie l’invita à participer à son grand projet de restauration de la Maison Blanche.
Mais le destin joue des tours cruels, dirait à propos du mariage de Joe et Susan Mary, l’écrivain américain Louis Auchincloss. La mort de Kennedy en novembre 1963 dévasta Joe. Il ne prit plus la peine de maîtriser son mauvais caractère. Politiquement, il se radicalisa. Il se lança à écrits perdus dans la guerre du Vietnam et poussa Johnson à l’escalade. Tout en soutenant aussi l’engagement américain, Susan Mary percevait mieux que son mari l’opposition grondante dans le pays. Finalement, lassée et blessée, Susan Mary finit par quitter son mari en 1973, à l’âge de cinquante-cinq ans.
Le troisième acte de sa vie fut celui d’une reconstruction. Cette aristocrate commença à gagner sa vie. Cette femme que ses maris avaient découragée de travailler publia sa correspondance, écrivit trois livres, fit des critiques littéraires et des reportages. En même temps, elle continua à régner sur Washington, avec comme habitués Kissinger, Brent Scowcroft et Colin Powell. En février 1988, le magazine U.S. News and World Report la plaça parmi les quinze personnes socialement les plus en vue des Etats-Unis, aux côtés de Norman Mailer, Jackie Onassis et Barbra Streisand. Jusqu’à la fin en 2004, elle fut visitée comme un monument, un concentré d’histoire à elle seule.
Tout cela ne constitue pas une carrière au sens contemporain du terme, mais dans un sens plus large, peut-être. Susan Mary voulut maîtriser son destin tout en jouant à l’intérieur des codes, comme une héroïne de Henry James que la société n’aurait pas vaincue. Sans l’aide d’une grande fortune, grâce à son intelligence et à son charme, elle réussit à tenir un salon pendant un demi-siècle. Elle appartient ainsi à une lignée de femmes dont le métier consiste à réunir autour d’elles les meilleurs esprits. C’est une tradition civilisée qui s’éteint doucement et à laquelle il convenait de rendre hommage.

 

Par Caroline de Margerie et Aniela Vilgrain

American Lady est paru en mars 2011 chez Robert Laffont et sera publié en septembre 2012 à New York par Viking Penguin.

 

Aniela Vilgrain connaît l’Amérique où elle vit avec les siens depuis vingt-cinq ans : de la côte Ouest à la côte Est, des consulats aux ambassades, en passant par les boulangeries industrielles, la haute gastronomie et la haute couture où elle a exercé ses talents. Elle a collaboré à American Lady avec sa sœur Caroline de Margerie.

Caroline de Margerie, diplomate puis conseiller d’Etat, est sortie du rang pendant un an pour écrire American Lady, la première biographie de Susan Mary Alsop, femme du monde, femme de lettres, amoureuse de Paris et amoureuse tout court. American Lady est paru en mars 2011 chez Robert Laffont et sera publié en septembre 2012 à New York par Viking Penguin.

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