10 décembre 2011
La nausée

L’histoire des régimes autoritaires qui se succèdent en Russie révèle une certaine logique. Ces régimes périssent non pas sous l’influence de facteurs exogènes, mais sous la pression exercée par des adversaires au sein même de ces régimes. En règle générale, ils meurent d’une singulière maladie qui leur est propre. Celle-ci se caractérise à la fois par le sentiment de dégoût que les « élites » éprouvent pour elles-mêmes, par la conscience de leur propre anéantissement et par la nausée qui s’empare d’elles, comme Sartre l’a décrite. C’est ce qui est arrivé au moment de la révolution de févier 1917. Et c’est ce qui s’est passé durant la Perestroïka de Gorbatchev.

Aujourd’hui, nous voyons s’éteindre de cette même « haute maladie » le régime Poutine, alors que celui-ci pensait s’être protégé en coulant autour de lui une chape de béton sur l’ensemble de l’espace politique. Simulacre d’un style idéologique élevé, il ne pouvait simplement pas échapper à cette maladie. Et aucun de ses porte-paroles bien en cour, aucune des têtes parlantes au Kremlin n’a aujourd’hui le courage d’élever la voix pour défendre le « leader national », dont l’image radieuse et les « glorieuses réalisations » ayant marqué la décennie écoulée sont, chaque jour, soumises à un dénigrement croissant non pas sur des sites de l’opposition marginale, mais dans les principaux médias.

Dictateur à vie

Deux évènements ayant marqué l’année qui touche à sa fin ont accéléré le processus d’ébranlement de la confiance dans le régime, tant au sein des « élites » que dans la société.

Premièrement, il s’agit du marché honteux intervenu entre Poutine et Medvedev, le 24 septembre 2011, au congrès de « Russie unie », lorsque Poutine s’est, de fait, proclamé dictateur à vie.

Sans surprise, les réactions sur l’Internet ont été immédiates et explosives. Elles sont venues non seulement des médias d’opposition, mais aussi des principales publications. La transformation des principales fonctions de l’Etat en objet de marchandage privé, a fortiori dans le cas d’une puissance nucléaire, a souillé et désavoué toutes les institutions. Ce sentiment a gagné même les plus vénaux et les plus coriaces.

La ferme intention de Poutine de gouverner à vie est mue non pas tant par la soif du pouvoir que par la peur de la responsabilité qui lui incombe pour tout ce qu’il a commis. Avoir Poutine comme gouvernant est humiliant pour la population russe et  extrêmement dangereux pour le pays. C’est une croix que la Russie ne pourra pas porter davantage.

Le procès Bérézovski-Abramovitch, qui se joue à Londres, a mis à nu devant le monde entier la nature du poutinisme comme forme ultime du capitalisme des voleurs en Russie. Car ce capitalisme-là n’a rien de commun avec l’économie de marché. Une institution aussi fondamentale que celle de la propriété privée lui fait défaut. Or, la propriété dans la Russie de Poutine revêt un caractère formel et dépend du rapport de loyauté entretenu avec le pouvoir. Ainsi, les grands milliardaires comme Abramovitch (Millhouse)) et Timtchenko (Gunvor) sont les portefeuilles personnels de Poutine. Pareil système peut, à la faveur de prix chimériques du brut, stagner assez longtemps. Mais, par principe, aucun développement substantiel, aucune initiative du monde des affaires et aucune innovation ne sont possibles en son sein.

Deuxièmement, l’ampleur des fraudes ayant entaché le scrutin du 4 décembre 2011 pour l’élection de la Douma d’Etat est sans précédent, y compris pour la période Poutine. Les falsifications en faveur du parti des « filous et voleurs » représentent 15 à 20%, selon les évaluations d’observateurs indépendants unanimes. Sans parler du fait que les falsifications avaient commencé bien avant le jour du scrutin par le refus d’enregistrer neuf partis d’opposition.

Caractérisant le déclin du régime Poutine, ces deux sauts quantiques (24 septembre et 4 décembre 2011) ont rendu ce régime illégitime aux yeux de la société et l’ont tourné en ridicule. L’élection présidentielle du 4 mars 2012, si le régime va jusqu’au bout de l’organisation de ce scrutin et s’il parvient formellement à la remporter, est vouée à devenir un troisième saut quantique.

Vaste mépris

Aujourd’hui, le film des évènements en Russie fait partie intégrante des processus globaux de rejet des régimes autoritaires par les populations. Ces tendances sont à l’œuvre dans l’espace post-soviétique, lequel n’est évidemment pas isolé du reste du monde.

Dans le cœur et l’esprit des électeurs russes, de l’establishment, d’une partie des intellectuels, le poutinisme a déjà subi une défaite cuisante. Il ne s’agit plus maintenant que d’une question de temps – et celui-ci ne devrait pas être très long, me semble-t-il – pour que sa défaite prenne tout son sens politique. Après la chute du poutinisme, les autres régimes en place dans l’espace post-soviétique vont se mettre à tomber comme des châteaux de cartes. Du reste, c’est ce qui s’est produit en Géorgie. C’est également ce qui s’est passé en Ukraine, où le processus a toutefois été stoppé, sans pouvoir être étouffé. De même qu’en Moldavie et dans d’autres pays. Et c’est ce qui est en train de ce se passer aussi dans la région géorgienne d’Ossétie du Sud, annexée par la Russie au terme de la petite guerre victorieuse conduite par le Kremlin en août 2008.

La désapprobation massive par les citoyens de Russie du régime Poutine des voleurs est en train de se transformer en un vaste mouvement de mépris. Au fil des jours, cette attitude critique envers les autorités devient une règle de conduite. Pour la première fois depuis vingt ans, des dizaines de milliers de personnes prennent part aux meetings de protestation. Parmi elles, on trouve de nombreux jeunes qui n’entrevoient pour eux-mêmes aucun avenier dans le régime Poutine.  Et au terme du rassemblement de 60 000 personnes qui s’est tenu à Moscou le 10 décembre 2011, la Russie n’est plus la même.

Cela faisait plus de vingt ans que la Russie n’avait pas connu de rassemblement aussi imposant. Ce dernier était organisé par le mouvement libéral « Solidarnost’ » (« Solidarité »). Il est devenu, en définitive, le point de ralliement d’individus d’appartenance très diverse : communistes, nationalistes, monarchistes, anarchistes. Tous ensemble étaient l’expression même du peuple uni dans l’indignation contre le pouvoir qui a cherché à les humilier et à les tromper. Le 10 décembre 2011 a montré que s’était formée une société civile mâture et responsable en Russie.

Arrêter ces protestations est pratiquement impossible. La présence d’un imposant dispositif de coercition ne fait qu’entretenir l’illusion que le maintien de la stabilité est possible en recourant à la force. Mais tenter de prendre appui sur la force se retournerait rapidement contre le pouvoir lui-même. En effet, cela mènerait à la perte définitive de la légitimité du régime.

« Impossible de sauter du train, nous serions arrêtés »

« Nous comprenons tout » me confiait ces jours-ci un des principaux idéologues du Kremlin, « mais nous ne pouvons plus sauter du train. Sinon, on viendrait immédiatement nous arrêter. C’est la raison pour laquelle nous sommes contraints de courir, tel l’écureuil dans sa cage. Pour combien de temps encore ? Tant que nous aurons la force … ».

Sentant se dérober le sol sous ses pieds, le régime Poutine est en quête d’une planche de salut. Dans cet esprit, il est en train de faire gonfler artificiellement le mythe de la menace extérieure pour tenter de rassembler la nation dans la lutte contre les ennemis éternels de la Russie : l’OTAN, les pays occidentaux, les Etats-Unis. Ainsi alimentée par les premiers représentants de l’Etat, une campagne orientée contre « l’Occident » et plus particulièrement les Etats-Unis a pris une ampleur sans précédent, ces dernières semaines, dans les médias !officiels.

Alpha-dog# perd de plus en plus le sens des réalités. Il affirme que les citoyens russes qui appellent à sa démission agissent sur injonction d’Hillary Clinton et sont à la solde de sponsors américains. Son ombre misérable, l’actuel « président », s’adresse à la nation pour lui expliquer que les Etats-Unis ont pour objectif de priver la Russie de son potentiel nucléaire. Le général Makarov, chef de l’état-major général, met en garde contre la possibilité de voir dégénérer en une guerre nucléaire ( !) des conflits aux frontières de la Russie avec la Géorgie et les pays baltes « qui conduisent une politique pro-otanienne  antirusse ».

Et, au bout du compte, le ministre russe des Affaires étrangères S. Lavrov a fait la déclaration suivante, le 8 décembre 2011, à Bruxelles: « Le communiqué d’hier des ministres des affaires étrangères de l’OTAN contient le terme « partenaires aspirant à l’OTAN » et parmi les pays ainsi désignés figure la Géorgie. J’ai mis en garde nos partenaires pour qu’ils n’incitent pas, volens nolens, à une répétition de l’aventure d’août 2008 ».

Une question se pose à l’adresse de M. Lavrov : mais qui donc inciter ?

Rappelons que notre loquace président Medvedev a récemment reconnu ouvertement et s’est même targué du fait que sa petite guerre victorieuse en Géorgie en 2008 avait pour objectif de prévenir l’adhésion de la Géorgie à l’OTAN.

Cela signifie que le ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie menace les pays occidentaux et la Géorgie d’une nouvelle intervention armée. Intervention qui, d’après le chef de l’état-major général, pourrait parfaitement dégénérer en guerre nucléaire. Si cela n’est pas un moyen d’exercer un chantage nucléaire, alors de quoi s’agit-il ?

Pareille rhétorique sur les menaces de « l’Occident », je tiens une nouvelle fois à le souligner, est destinée surtout à usage interne. Mais il est une menace que la kleptocratie poutinienne prend très au sérieux. C’est la menace pesant sur les milliards qui garnissent ses comptes en banque. C’est aussi celle qui pèse sur ses actifs et les biens immobiliers qu’elle détient dans les pays occidentaux. Ainsi, la liste Magnitski met beaucoup dans l’embarras le Kremlin, où l’on comprend parfaitement que si elle venait à être élargie, cette liste aurait une implication directe pour l’identité d’un certain nombre personnes et pour les capitaux amassés par des moyens criminels, dérobés à la population russe et placés en Occident. Pour les protéger et pour sauver leur régime criminel qui est appelé à quitter la scène historique, ils sont prêts a agiter le gourdin nucléaire.

Ceux qui mettent en garde contre la chute du présent régime, au motif que cela serait un saut risqué dans l’inconnu, ont raison. Mais ils se trompent en pensant que le maintien de ce même pouvoir constituerait un moindre risque.

Sauver d’urgence l’organisme de la nation de la gangrène véhiculée par la corruption endémique est la seule chance de la Russie pour l’avenir.

 

Vaste mépris

Aujourd’hui, le film des évènements en Russie fait partie des processus globaux de rejet des régimes autoritaires par les peuples. Ces tendances sont à l’œuvre dans l’espace post-soviétique qui n’est pas isolé du reste du monde.

Dans le cœur et l’esprit des électeurs russes, de l’establishment, d’une partie des intellectuels, le « poutinisme » a déjà subi une défaite cuisante. Il ne s’agit plus maintenant que d’une question de temps -et celui ne devrait pas être très long- pour que sa défaite prenne tout son sens politique. Après la chute du poutinisme, les autres régimes en place dans l’espace post-soviétique vont se mettre à tomber comme des châteaux de cartes. Du reste, c’est ce qui s’est produit en Géorgie. C’est également ce qui s’est passé en Ukraine, où le processus a été stoppé, sans pouvoir être toutefois étouffé. De même en Moldavie et dans d’autres pays. Et c’est ce qui est en train de ce se passer aussi dans la petite région géorgienne d’Ossétie du Sud, annexée par la Russie au terme de la petite guerre victorieuse conduite par le Kremlin en août 2008.

La désapprobation massive par les citoyens Russes du régime Poutine se transforme en un vaste mouvement de mépris. Au fil des jours, cette attitude critique envers les autorités devient une règle de conduite.

Il est pratiquement impossible d’arrêter ces protestations. La présence d’un imposant dispositif de coercition ne fait qu’entretenir l’illusion que le maintien de la stabilité est possible en recourant à la force. Tenter de prendre appui sur la force se tournera rapidement contre le pouvoir lui-même car cela mènera à la perte définitive de la légitimité du régime.

« Nous comprenons tout » me confiait ces jours-ci un des principaux idéologues du Kremlin, mais nous ne pouvons plus sauter du train. Sinon, on viendrait immédiatement nous arrêter. C’est la raison pour laquelle nous sommes contraints de courir comme l’écureuil dans sa cage. Pour combien de temps encore ? Tant que nous aurons la force … ».

Ceux qui mettent en garde contre la chute du pouvoir actuel, au motif que ce serait un saut risqué dans l’inconnu, ont raison. Mais ils se trompent en pensant que le maintien de ce même pouvoir constitue un moindre risque.

Sauver d’urgence l’organisme de la nation de la gangrène véhiculée par la corruption endémique est la seule chance de la Russie pour l’avenir.

Par Andrei PIONTKOVSKI (Traduit du russe par Carina Stachetti pour The Pariser)

Articles similaires