20 mai 2014
Loïc Corbery, un chat en son domaine

Il est Alceste. Pendant dix minutes, sur la scène de la Comédie Française, il va, il vient pendant que le public s’installe. Tel un chat, il hume l’air, il observe, il ignore. Le chat, c’est d’ailleurs le surnom que des pensionnaires du Français lui avaient donné. Dans Pas son genre, le très délicat film de Lucas Belvaux qui vient de lui offrir son premier grand rôle, il évolue également comme un félin, se laissant caresser et aimer tout en gardant sa distance; c’est à prendre ou à laisser, c’est ce qui séduit ou rend fou comme le découvrira sa partenaire, Jennifer/Emilie Dequenne. De cet animal que vénéraient les Egyptiens et qu’adorent ceux qui pensent en posséder un, il a également la souplesse, celle de pouvoir passer de Dom Juan à Alceste, d’un philosophe parisien à un chanteur de karaoké enivré en province. Voilà qui lui a vite fait oublier son envie de devenir luthier et donné la chance de ne jamais connaître l’angoisse que le téléphone sonne; le Français est arrivé à trente ans, en 2005 ( grand millésime s’il en est pour les vins), la même année que Clément Hervieu-Leger, son ami et metteur en scène de ce Misanthrope, pièce dont il avoue avoir un penchant tout particulier. Il faut dire qu’en matière de texte, voilà qui est de l’or et dont l’évocation même le transporte, comme pendant cet entretien où ses petites lunettes et la liasse comptabilisant les recettes des soirées précédentes de la Comédie Française (il est dans le comité administratif) rappellent imperceptiblement son appartenance au genre humain.

Cela vous a-t’il amusé d’assurer la promotion cinéma de Pas son genre en plein Misanthrope?

C’était extrêmement curieux, comme une bonne grosse cuite: à la fois grisant, agréable, joyeux et festif puis très vite, cela devient écœurant. Il était temps que cela se finisse…d’autant que le film est aussi sorti en Belgique. On se met à parler uniquement de soi pour un rôle que l’on a tourné il y a déjà un an: autant dire que l’on est souvent passé à autre chose et que le film est alors beaucoup plus présent, beaucoup plus vif dans l’esprit des spectateurs et des journalistes que dans le nôtre. Aussi, c’était très salvateur d’aller sur la scène retrouver la troupe. Maintenant, je dois admettre que c’était fort agréable de défendre en même temps deux projets qui me tenaient à coeur.

Comment vous êtes-vous retrouvé engagé dans ce Misanthrope?

Je suis très ami avec Clément Hervieu-Leger qui en est le metteur en scène. Normalement la Comédie Française fait appel à des metteurs en scène extérieurs, pour renouveler les spectacles, mais cette saison pour des raisons budgétaires, Murielle Mayette a privilégié les productions « maison ». Clément avait déjà mis en scène deux pièces auxquelles j’avais participé. Il a une très belle lecture du répertoire classique, très personnelle. C’est lui qui a proposé Le Misanthrope pour la salle Richelieu et qui m’a proposé le rôle d’Alceste.

Cela s’est donc fait sans entrer en compétition avec d’autres comédiens, voilà qui est rare…

Il y a à la Comédie Française du travail pour tout le monde, surtout pour les hommes; les actrices ont en revanche moins de rôles mais cela tient au répertoire….

Vous auriez pu jouer Philinte?

Bien sûr, j’aurais adoré cela. Mais Clément avait à l’esprit que son Philinte ait pu être un jour un « Alceste » et qu’il aurait résolu son questionnement différemment; une sorte de grand frère qui ait un peu de la bouteille.

C’est vrai qu’Eric Ruf y est parfait, jouant avec une sorte de fêlure son rôle ce qui laisse imaginer qu’il a « touché » lui-même à l’ abîme…

C’est d’ailleurs pour cela qu’il essaye de sortir Alceste de ça pendant cinq actes! Ainsi, ce serait une belle idée que d’imaginer une version où l’on alternerait les rôles…

Les rôles féminins sont également superbement distribués, même si peu de sociétaires femme sont « starisées » comme Guillaume Gallienne ou Pierre Niney.

Je pense que Georgia Scallet qui a reçu un Molière dès son premier rôle au Français dans les Trois soeurs ou Adeline d’Hermy ne vont tarder à faire parler d’elles: elles ont une telle tenue classique et une telle modernité en même temps.

Georgia en Célimène fait de plus parfaitement croire à ce couple qu’elle forme avec Alceste, avec une sensualité  souvent oubliée dans les autres mises en scène.

La pièce ne parle pourtant que de cela! C’est cela qui rend Alceste dingue!

A l’image de Clement Hervieu-Leger ou Denis Podalydès, êtes-vous tenté vous-même par la mise en scène?

Je m’y suis déjà essayé avec Jacques Weber à travers des lettres de Flaubert, mais je ne me vois pas me battre pour un texte ou pour monter moi-même un projet. Plus le temps passe, plus j’arrive à me raconter et m’épanouir dans le métier d’acteur.

Diriez-vous comme Pierre Niney que théâtre et cinéma sont la récréation de l’un pour l’autre?

Oui, il y a de cela, à la différence que je n’ai pas son âge! J’ai passé la moitié de ma vie sur des planches. Maintenant, la réponse sera peut-être très différente dans quelques années, mais je ne pense pas m’éloigner trop des planches même si les choses sont en train de bouger.

D’autant que vous jouissez d’ un luxe inouï au Français: à la fois un métier d’artiste et un traitement de fonctionnaire…

C’est vrai que c’est une façon très particulière d’être comédien que d’être à la Comédie française; maintenant l’intermittence parfois me manque. Je l’ai été pendant cinq ans en sortant du Conservatoire en ayant la chance de beaucoup travailler tout en ayant, entre deux projets, du temps à moi- et pour sortir d’un projet et pour y entrer; des temps pour rêver,  pour voyager. Des temps pour aimer, pour lire ou ne rien faire. Depuis que je suis entré ici, je travaille beaucoup même si c’est ma passion. Mais, au delà du confort d’être ici, le véritable luxe est de ne travailler que sur des textes incroyables, des chefs-d’oeuvre. A l’extérieur, on n’a souvent que le choix entre faire de la téloche ou du mauvais cinéma ou encore du théâtre privé qui n’est pas toujours de grande qualité; ici, c’est du « grand » tous les jours avec ce que cela peut avoir de formateur pour l’acteur comme pour l’homme.

Le plaisir au cinéma, c’est de pouvoir refaire la prise?

C’est vrai, mais on n’est jamais content…Dans un film, l’ acteur est moins responsable de ce qu’il va arriver ; c’est à la fois confortable mais le résultat vous échappe. Cela dit, je suis très novice: il doit y avoir des ficelles comme j’ai pu voir chez Emilie Dequenne. C’est incroyable de voir la maîtrise du métier qu’elle a, dans toutes ses composantes comme les contraintes techniques et humaines avec un seul but: celui de pouvoir s’abandonner au moment du jeu. Cette recette là me plaît bien.

Nul doute qu’il aura l’occasion de se l’approprier dans les prochaines années. En attendant, il fait merveilleusement oublier son physique de cinéma sur les planches du Français avec son jeu lumineux dans ce Misanthrope délectable. « Je veux qu’on me distingue » demande Alceste; pour le public, la chose semble en bonne voie et lui promet, à l’instar d’autres sociétaires, d’être un élément que le cinéma va capter. Mais, qui restera comme tous les chats, désireux pour le moins qu’on lui laisse la porte ouverte…

Par Laetitia Monsacré

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