21 avril 2013
Robert Carsen/ Au plus juste

A juger son « carnet de bal » depuis une dizaine d’années, Robert Carsen semble béni des dieux. Pas une grande maison qui ne fasse appel à lui, du festival d’Aix en Provence cet été avec Rigoletto de Verdi,  à l’Opéra de Paris la saison prochaine, pour La Flûte enchantée de Mozart et Elektra de Strauss. Sans oublier le Grand Palais qui lui a confié l’an dernier la scénographie de Bohèmes et le musée d’Orsay, celle de l’exposition L’impressionnisme et la mode, cela juste pour la France… Un pays que ce Canadien né à Toronto aime au point d’y avoir sa seconde maison, dans un immeuble du XVIème siècle en plein Saint Germain-des-Prés, d’y passer ses vacances dans le Lubéron et d’en parler parfaitement la langue, grâce à des étés passés au Québec et une terminale dans un collège suisse. Son autre point de chute est Londres où il arriva à 19 ans sur un coup de tête-« mon seul acte de courage » pour être acteur. Le destin ou lui en décida autrement comme ce fils d’un père businessman et d’une mère professeure de yoga le raconte patiemment, assis devant un thé fumé au premier étage du café de Flore, « un endroit où je viens chercher le calme quand j’ai des rendez-vous ».

Comment êtes-vous arrivé à la mise en scène?

Ce fut un très très long apprentissage. Je ne savais même pas où commencer; je voulais me lancer, c’est tout, et commencer comme assistant sur n’importe quoi. J’ai alors rencontré  le directeur du festival de Spoletto. C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier même si lorsque je suis arrivé sur la mise en scène de la Dame de Pique– qui est resté un rêve pour moi et que je vais monter l’an prochain à Zurich- personne ne m’attendait. C’était une bataille pour moi de commencer en Angleterre car j’étais Canadien et qu’à cette époque, il fallait être « Oxbridge »-c’est à dire sortir d’Oxford ou Cambridge; je n’étais ni l’un ni l’autre. Ce furent des années très difficiles d’autant que pour un metteur en scène, vous ne pouvez absolument pas montrer ce que vous savez faire, vous ne pouvez pas faire de dessins, d’auditions. Comment montrer une idée, c’est impossible!

Quel fut alors le révélateur?

J’ai été assistant pendant neuf ans et vraiment à un moment, prêt à tout lâcher. Personne ne me donnait ma chance. Et puis Hugues Gall, qui était directeur de l’opéra de Genève est venu voir un petit spectacle en 1986 que je montais à Londres. Il m’a donné ma chance. Une « very big » chance. Il m’a demandé ce que j’aimerais monter; j’ai alors réfléchi à quelque chose qui ne soit pas trop en concurrence avec les autres et je lui ai dit Mefistofele d’Arrigo Boito,  qui fut le librettiste de Verdi et qui est le seul opéra vraiment intéressant sur Faust. Le hasard a fait qu’il venait de rencontrer un célèbre chanteur qui souhaitait jouer ce rôle. Il faut savoir que l’opéra est immense, un décor avec  125 personnes. On a fait ça en coproduction avec San Francisco et ça a été un grand succès, repris à Chicago, Houston et New York. Ça va même être repris à San Francisco et à New York cette année, soit 25 ans plus tard. Maintenant, cela ne garantissait rien pour la suite…

Que fait-on dans ces périodes d’attente?

Tu écris, tu rencontres des gens , tu essayes des choses. Les portes sont tout le temps fermées et tu essayes de les ouvrir.

Il s’interrompt alors à cause de deux hommes qui parlent bruyamment dans la salle,  par ailleurs vide. « J’espère que je ne parle pas aussi fort qu’eux » me dit-il, de sa voix posée avec un irrésistible accent anglais.

Comment expliquez-vous que le mot « précision » vous colle à la peau?

Ce n’est pas du tout un mot que j’utilise. Les détails, la lisibilité, ça oui;  je veux que les choses soient claires. Le but est pour moi que l’on oublie les interventions. Il faut que cela « aille de soi », même si les projets sont tous très différents. Je n’aime pas généraliser. Une mise en scène est d’abord une réponse à quelque chose qui existe déjà. Il faut que vous oubliiez où vous êtes, qui vous êtes.

Avez-vous le sentiment que l’opéra transcende les cultures de chaque pays avec des coproductions de plus en plus internationales?

L’homme n’est pas si différent que cela. Et puis l’opéra est quelque chose de très « bâtard » ; il y a un compositeur d’une première nationalité qui écrit souvent dans un autre langue, puis des chanteurs et des metteurs en scène qui viennent de partout dans le monde. Le but de cela est de transcender, on est emporté vers quelque chose d’universel, d’onirique et d’essentiel. Quand ça fonctionne, c’est merveilleux.

Vous avez choisi cette vie ou c’est elle qui vous a choisi?

Je l’ai choisie (il répond sans hésitation) car je suis venu en Europe où j’ai énormément travaillé à l’époque pour avoir la possibilité de mettre en scène. Quand ce professeur de théâtre dans mon école à Bristol m’a dit que je devrais faire cela plutôt qu’acteur, je lui ai posé la question: « Suis-je un si mauvais acteur? «  Il m’a alors répondu qu’il voyait comment je suivais l’ensemble du groupe, que je venais à toutes les répétitions même celles qui ne me concernaient pas et que j’avais des suggestions pour tout. Maintenant quand Hugues Gall m’a proposé Mefistofele, j’ai préféré proposer mon décorateur au lieu des décorateurs très connus qu’il me proposait car j’ai immédiatement pensé que si c’était un succès, on dirait que c’était grâce à eux, et si c’était un flop, on dirait que c’était de ma faute! C’était totalement instinctif;  j’ai alors amené sur le projet  Michael Levine -nous signons notre 26 ème spectacles ensemble- ce qui m’a permis de développer mon propre langage.

Y compris pour la scénographie d’expositions?

Ça, ça m’a choisi! Ce n’était pas du tout prévu. Mais j’en suis très heureux. La première, pour le Grand Palais, Marie-Antoinette est arrivée en 2008, après que vingt ans plus tôt l’actuel directeur du musée d’Orsay, Guy Cogeval, m’écrive pour me dire qu’il aimait beaucoup mon travail. Je ne voulais au début absolument pas le faire; l’époque ne me passionnait pas, ni pour les meubles, ni pour les peintures ou l’architecture. Je n’avais par ailleurs pas de temps à y consacrer mais ils ont fini par me persuader. Au final, je suis ravi d’avoir accepté; j’y ai pris beaucoup de plaisir comme pour le spectacle Buffalo Bill’s Wild West Show, un show qui se joue toujours vingt-trois ans plus tard à Disneyland Paris. J’ai aussi mis en scène la cérémonie des 60 ans du festival de Cannes, ou des comédies musicales comme Candide ou My fair Lady au Châtelet. J’adore faire plein de choses. Je ne me suis jamais considéré comme étant seulement un metteur en scène d’opéras.

Etes-vous sensible aux critiques?

On préfère toujours que tout le monde aime ce que l’on fait! Mais j’essaye toujours de comprendre plutôt que de me dire « ce sont des c… » Je suis sensible surtout aux critiques des gens que je connais et que je respecte, lorsque je connais leurs goûts. J’ai été tellement habitué aux papiers négatifs à l’opéra pour des raisons uniquement politiques. On attaque le directeur de la maison à travers le travail du metteur en scène. Au XVIII ème siècle, j’aurais écrit des pamphlets à ce sujet! Aujourd’hui, il faut juste accepter ce qui est écrit. Mais j’ai pas mal de bons papiers aussi, alors ça va! L’importance pour moi est avant tout de toucher les gens. Il y a des gens qui sont sortis lors de ma dernière production, La Flûte enchantée donnée à Baden Baden absolument bouleversés.

J’aime beaucoup votre comparaison avec le temps qui serait comme suspendu lorsque c’est réussi…

Mais tous les arts sont comme cela. Ils sont une tentative avec cette fin qui nous arrive. Ce n’est cependant pas toujours le cas et l’on peut beaucoup s’ennuyer à l’opéra.

Il y a des compositeurs que vous ne souhaitez pas mettre en scène?

Oui, Rossini, il ne me touche pas. Au début je n’avais pas le choix mais maintenant, j’évite tout ce qui est « bel canto ». Mes préférences vont à Haendel, Janacek. Pour Verdi dont je prépare le Rigoletto qui était son opéra préféré, sa musique peut être parfois brute, elle ne tolère pas d’artifice. L’histoire est très noire, inspiré du Roi s’amuse de Victor Hugo, il n’y a pas une lueur d’espoir… Je vais travailler avec un chef d’orchestre que j’apprécie beaucoup, Gianandrea Noseda ce qui est toujours une meilleure chose que si l’on se « tolère » seulement. Quand j’étais jeune, j’ai compris que ce n’était pas en rendant la mise en scène au goût du chef d’orchestre que cela l’améliorait,  alors il faut surtout essayer de convaincre tout le monde; c’est le boulot du metteur en scène. Je n’essaye pas d’être « juste » mais de le faire de la façon la plus juste qui soit.

La justesse, voilà sans doute l’inaccessible étoile que la plupart des artistes recherchent et que Robert Carsen semble toucher plus souvent que bien d’autres. Dans le calme et une forme de retrait que ces séjours annuels en Inde, déconnecté de tout, lui offrent sans doute. Aurait-il trouvé la voie pour créer dans la sérénité? Voilà qui y ressemble bien…

 

Par Laetitia Monsacré

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